L. Prieto Ueno
Plusieurs films de René Laloux s’inscrivent dans une lignée qui met en scène un enfant-orphelin plongé dans une aventure extraordinaire. Figure récurrente dans la littérature de science fiction, dont ce réalisateur s’est inspiré pour créer ses scenarios, elle occupe une place centrale dans ses deux premiers long-métrages, La Planète sauvage (1973) et Les Maitres du Temps (1981), ainsi que dans son court-métrage La prisonnière de 1985.
Le présent travail propose une réflexion autour de la figure de l’enfant et de comment ces multiples significations enrichissent les interprétations de l’œuvre du réalisateur. L’étude sera abordée à partir les personnages de Terr et Piel dans les deux films mentionnés auparavant, pour ensuite les confronter aux enfants-orphelins de Hayao Miyazaki. Enfin, en analysant les liens qui s’établissent entre l’enfant et l’adulte, on s’interrogera sur cette figure comme véhicule de l’idéologie du réalisateur.
L’héro orphelin
L’enfant a été souvent associé à l’innocence et à la vulnérabilité. Quand il est exposé à un monde où il est dépourvu de la protection de ses parents, comme les orphelins protagonistes des histoires de René Laloux, sa situation renvoie à une forme de solitude plus extrême, avec laquelle il est difficile de ne pas sympathiser. Le spectateur comprend immédiatement que la survie de l’orphelin est en jeu et qu’elle dépendra, en partie, de la chance de ses rencontres et surtout, de sa propre capacité d’adaptation. Tel est notamment le cas de Terr et de Piel, et dans une moindre mesure car le court-métrage n’est pas trop développé, des jumeaux qui arrivent à la cité du silence.
Bien que certaines scènes captent la relation de l’enfant émerveillé par la nature, les films ne cessent de remarquer le danger latent de l’environnement. Nous pensons, par exemple, au moment dans lequel Terr marche à côté des cristaux qui risquent de l’emprisonner, ou quand Piel explore la planète Perdide sans être guidé par un adulte. La situation d’être abandonnés dans une planète hostile, qui n’est pas originalement la leur, sans parents pour les protéger ou avec lesquels s’identifier, renforce l’isolement de ces personnages. Sur ce point particulier, il est intéressant de noter que dans le roman de Stephan Wul, Oms en serie, la disparition de la mère de Terr n’est pas énoncée, tandis que dans La Planète sauvage, c’est justement sa morte qui ouvre le récit. Cette modification, faite par le réalisateur, vient souligner la grande détresse, tant physique qu’émotionnelle, qui caractérise le personnage de Terr et plus tard celui de Piel, lorsqu’il perd son père dans les premières minutes de Les Maitres du Temps1.
Cependant, ces orphelins ne sont pas identiques. Terr est un enfant en révolte permanente, qui cherche dès le début à s’échapper de « sa mère de substitution », alors que Piel adopte rapidement l’œuf-interphone comme son tuteur. Terr est presque machiavélique dans sa relation avec sa propriétaire, de laquelle il profite pour avoir accès aux connaissances de Draggs ; Piel qui est au contraire, plus doux, peut-être plus proche de l’idée qu’un adulte se fait d’un enfant (même si un enfant est manipulateur dès le plus jeune âge), est attaché à son œuf parce qu’il a besoin d’aide et de compagnie.
Malgré ces différences, les deux enfants partagent le fait que leur survie dépende de leurs capacités à prendre de décisions sans guidage adulte. Piel désobéi à l’œuf-interphone lors qu’il s’aperçoit du danger dans la grotte dans laquelle il lui avait été ordonné de rentrer; Terr est méfiant du primitivisme des hommes et, affrontant la loi de son clan, il avertit ses rivaux de la « déshomisation ». Dans les deux cas, ce type d’acte subversif pendant leurs enfances2, seront ce qui déterminera leurs vies adultes. Délurés et indépendants, ils deviendront respectivement un personnage clé de la résistance contre le Draggs, et le seul habitant d’une planète merveilleuse.
Leur apparence d’enfants vulnérables cache leur résilience. Orphelins de fait, mais aussi d’une idéologie qu’ils auraient pu hériter de leurs parents, ces personnages se construisent eux-mêmes en dehors d’un système de valeurs préétablis et deviennent, de cette façon, des adultes en pleine possession de leur liberté.
L’enfant libre, l’adulte responsable
Cela est peut-être la raison pour laquelle les enfants de La Planète sauvage et de Les Maitres du temps grandissent, contrairement aux enfants-orphelins des films de Hayao Miyazaki (réalisateur contemporain à René Laloux avec lequel il est souvent comparé). Les enfants de Laloux s’insurgent contre la domination dès leur très jeune âge et restent rebelles toute leurs vies. Il ne s’agit pas d’une attitude de révolte appartenant uniquement à la jeunesse, mais plutôt d’une façon de penser et de vivre pendant l’âge adulte.
D’autant plus, ces personnages ne sont pas les descendants d’une lignée royale avec des qualités hors du commun (comme la princesse Nausicaa, la princesse Mononoke ou Sheeta du château Laputa) sinon des gens ordinaires, portés par les circonstances. Des situations complètement accidentelles comme le faux contact du collier de Terr qui lui permet de « s’imprégner » des connaissances de Draggs, ou la communication que le Petit Piel peut avoir avec son Moi du futur ; les transforment en héros, malgré eux, et nous rappellent à quel point nous pourrions tous en devenir un.
Une dimension, si l’on veut, politique de la figure de l’enfant s’ouvre à nous à partir de cette réflexion. Pour Laloux « l’enfant s’amuse à découvrir le monde et lorsqu’il le découvre désagréable, rêve de le refaire » 3 ,alors que contrairement, « les adultes se détériorent rapidement »4. Le risque, donc, que l’humanité tombe sous l’influence d’une entité totalitaire qui écrase la capacité d’élection de l’homme en le menant vers sa propre destruction, est toujours latent. Pour faire face à cette menace, le réalisateur oppose son individu libre à l’état pur : l’enfant solitaire (ou bien l’enfant-orphelin). Que se soit une domination de la part de Drags de La Planète sauvage, du people de Xuls dans Les Maitres du temps, du Métamorph dans Gandahar ou bien de la propre nature monstrueuse de l’homme dans Les Temps morts, ce serait aux adultes de garder intact leur « désir de rêver » d’enfants, pour résister et se révolter.
Il n’est pas anodin que ce soient également les voix des enfants qui véhiculent les questionnements philosophiques dans Les Maitres du temps à travers les personnages de Yula et Jade (notamment quand la création de ces gnomes est due à Rene Laloux et non à Stephan Wul), ou bien que ce soit sur une image d’archive des enfants que la réflexion sur la nature violente de l’homme dans Les temps morts est lancée.
Compte tenu de cette dimension, l’enfant devient aussi un rappel de notre capacité de transformation de la réalité, qui entraine la responsabilité de le faire.
Conclusion
Il devient clair qu’a partir de cette figure, Laloux a su, non seulement, créer des personnages attachants, mais aussi élargir les problématiques développées dans ses films. Les enfants, étant porteurs d’une symbolique sociale préexistante, sont utilisés ici pour créer des héros tenaces, tout en restant en contact avec la profonde solitude qui les habite. Des personnages qui réussissent dans des conditions adverses, ils incarnent l’espoir de changement, de liberté et de lutte que caractérisait l’idéologie de René Laloux.
En considérant sa filmographie, il est évident que bien que sa production soit qualifiée de fantastique ou de science-fiction, elle est fortement ancrée dans la réalité et dans le contexte politique des années 60, 70 et 80. Dans ses portraits des planètes merveilleuses, de papier coupé et celluloïd, aussi surréaliste soient-ils, nous pouvons toujours entrevoir les ficelles invisibles qui les connectent avec notre monde.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrage sur la filmographie de René Laloux:
- BLIN, Fabrice, Les mondes fantastiques de Rene Laloux, Chaumont France, Le Pythagore, 2004
- KAWA-TOPOR, Xavier, Cahiers de notes sur la Planete Sauvauge, Paris, Les enfants de cinéma, 2005
Articles sur la filmographie de René Laloux :
- CIMENT, Gilles, « Entretiens avec Rene Laloux : Né un 13 juillet » dans Positif, N° 412, juin 1995, p 90-95
- GOIMARD, Jacques, « Présence de la science-fiction à propos du festival de trieste 1973 », N° 156, février 1974, p 58-61
- ROUYER, Phillipe, « Bilan provisoire du court métrage français : L’animation à Marly-le-Roy », dans Positif, N° 343, septembre 1989, p 56-57
- THIRARD, Paul Louis, « Gandahar : Du temps à revendre » dans Positif, N° 325, mars 1988, p 76-77
Ouvrage sur l’animation écrit par René Laloux:
- LALOUX, René, Ces dessins qui bougent : Cent ans de cinéma d’animation, Paris, Dreamland, 1996.
Article sur Hayao Miyazaki écrit par René Laloux :
- LALOUX, René, « Mon voisin Hayao » dans Positif, N 412, juin 1995, p72-79
Articles sur la filmographie de Hayao Miyazaki :
- CIMENT, Gilles et CIMENT, Michel, « Entretien avec Hayao Miazaki », dans Positif, N 472, juin 2000, p 82-3
- NGUYEN, Ilan, « Hayao Miyazaki : Profil d’une découverte » dans Positif, N 472, juin 2000, p. 90-92
Références internet
Entretien avec René Laloux :
- LALOUX, René, René Laloux interview, La cité BD, sur https://www.youtube.com/watch?v=WD2RH82c_9M, consulté le 05/12/18.
Entretien avec Miyazaki et Moebius:
- BOMBARDA, Olivier, Moebius-Miyazaki, ARTE Culture, sur https://www.youtube.com/watch?v=r9DTziTkfts, consulté le 05/12/18
- MIYAZAKI, Hayao, MOEBIUS, A talk by Mr. Hayao Miyazaki and Mr. Moebius, sur https://www.youtube.com/watch?v=2L0YgdIpXas, consulté le 20/11/18
Article en ligne sur Roland Topor
- GAUTHIER, Christophe, « Faire feu de tout bois. Topor et les industries culturelles » dans Sociétés & Représentations, N° 44, février 2017, p. 13-21, sur https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2017-2.htm-page-13.htm
Article en ligne sur la science-fiction
- HOUGRON, Alexandre, « Monstres d’ici et d’ailleurs : pourquoi notre imaginaire est un bestiaire » dans Science-fiction et société sous la direction de HOUGRON Alexandre, 2000, p. 19-92, Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Sociologie d’aujourd’hui », sur https://www.cairn.info/science-fiction-et-societe–9782130506423.htm-page-19.htm
FILMOGRAPHIE
Films écrits et réalisés par René Laloux
- Les dents du singe, 1961, France, 11 min.
- Les Temps morts, 1964, France, 10 min.
- Les escargots, 1966, France, 10 min.
- La Planète sauvage, 1973, France / Tchécoslovaquie, 72 min.
- Les maitres du temps, 1982, France / Suisse / Alemagne de l’ouest / Royaume-Uni / Hongrie, 78 min.
- La Prisonnière, 1985, France, 7 min.
- Gandahar, 1987, France, 78 min.
Films écrits et réalisés par Hayao Miyazaki
- Kaze no tani no Nausicaa, 1984, Japon / Etats Unis, 117 min.
- Tenku no shiro Laputa, 1986, Japon, 125 min.
- Tonari no Totoro, 1988, Japon, 86 min.
- Porco Rosso, 1992, Japon, 94 min.
- Mononoke Hime, 1997, Japon, 134 min.
- Sen to Chihiro no kamikakushi, 2001, Japon, 125 min.
1 Ce film a été adapté par Rene Laloux du roman L’enfant de Perdide de Stephan Wul, ce qui pourrait signifier qu’il s’est inspiré de cet ouvrage au moment de l’adaptation d’Oms en série.
2 Terr est peut être adolescent à ce moment du récit mais il n’est pas encore un adulte.
3 LALOUX, René, entretien avec Luc Bernard, non daté, BNF-ASP dans GAUTHIER, Christophe, « Faire feu de tout bois. Topor et les industries culturelles » dans Sociétés & Représentations, N° 44, février 2017, p. 13-21
4 Ibid