L. Prieto Ueno
Introduction
Il est dit que Wong Kar-wai filme Hong Kong de manière fragmentaire, sans utiliser des plans généraux d’endroits célèbres qui rendraient la ville facilement reconnaissable. Un sentiment fortement local est atteint dans ses films, car il arrive à capter le vrai esprit de sa ville avec ses pulsations et son rythme. Ce même regard est porté sur Buenos Aires dans Happy Together. Une tâche d’autant plus difficile, qu’il s’agit d’une ville inconnue du réalisateur et que le risque de tomber dans une vision « éxotissante » d’une destination -pour lui lointaine- était grand. Au contraire, fidèle à son style, il a tourné la plupart de ses plans au plus proche de ses personnages, de leurs actions, sensations et émotions dans les petits espaces de la vie quotidienne. Grâce à son refus de « montrer la ville comme Evita l’avait fait »1, Buenos Aires émerge davantage comme le milieu aux visages multiples avec lequel les protagonistes interagissent, que comme un arrière-plan générique, basé sur les imaginaires communs de la capitale argentine. Mais, est-elle la seule ville à émerger?
Le présent travail propose une réflexion autour des thématiques qui s’offrent à partir de comment la mise-en scène de Buenos Aires évoque Hong Kong. En partant d’une analyse de l’image, nous allons étudier comment l’ambiguïté scénographique de l’espace sert à renforcer les problématiques des personnages. L’exil, la solitude, l’immigration, la nostalgie et l’identité, reviennent dans cette œuvre à travers un miroir déformé de Hong Kong, qui met en évidence l’héritage métis du réalisateur et son ressenti envers la situation politique de sa ville au moment du tournage. D’autres références externes comme l’utilisation de la musique et l’influence de la littérature argentine, sont également mentionnés pour compléter l’analyse.
Une appréciation personnelle est donnée à la fin.
Buenos Aires et Hong Kong, l’ambivalence de l’espace dans l’image
« J’ai tourné Happy Together à Buenos Aires, loin de ma ville, mais le film ne parle que d’elle »2. Comment un endroit situé de l’autre coté du globe et soumis à des processus de colonisation et migration complètement différents de ceux de Hong Kong, peut ressembler esthétiquement à la ville du réalisateur ?
Pour répondre à cette question, étudier la manière par laquelle Buenos Aires a été filmée est fondamentale. Loin de faire un portrait qui souligne l’altérité d’une autre culture à travers d’endroits stéréotypés, le film se concentre sur des quartiers peu connus. En priorisant comme décor des passages mal éclairés, des tunnels et des trottoirs proches du port, les possibles similarités entre ces deux villes augmentent. Si on ajoute que la caméra est toujours près des personnages et, qu’a travers eux l’espace révélé est souvent la pièce d’une auberge à palette saturée (comme dans In the mood for love, 2046 ou Chungking express) le film s’inscrit dans une espèce de continuation de l’univers esthétique de Wong Kar-wai, qui excède les limites géographiques. Ici, Buenos Aires existe uniquement à partir du regard subjectif des personnages (sans mentionner celui du réalisateur) qui teinte, morcelle et modifie l’espace, jusqu’au point de l’assimiler à leur ville natale.
Au niveau de l’histoire, cette ambiguïté est pertinente pour accentuer la déconnexion que les personnages sentent vis-à-vis du lieu qui les accueille. Ho Po-wing et Lai Yiu-fai sont deux hongkongais qui, habitant provisoirement en Argentine, reproduisent leurs modes de vie asiatiques dans un contexte occidental. Au-delà des jeux d’acteurs, l’ambivalence du décor accentue leur ressenti, assez commun parmi des immigrants, d’être simultanément immergés dans une culture étrangère et éloignés d’elle. L’exemple de Lai Yiu-fai vers la fin du film est intéressant, car son détachement de Buenos Aires se traduit par une forme de proximité avec Hong Kong. Il préfère travailler de nuit dans un abattoir, afin d’être réveillé en même temps que les habitants de sa ville, et arrive à l’imaginer inversé (car elle se situe géographiquement à l’opposé de l’Argentine). Il est important de souligner que, quand il décide finalement de rentrer à Hong Kong, Happy Together se clôture avec un plan général de Taiwan. Même si Hong Kong a été évoquée en permanence, la ville n’est jamais proprement montrée. Elle est présente soit par son absence, soit à travers le reflet d’une autre ville.
Faisant écho à l’indifférence des personnages envers Buenos Aires, la silhouette de la capitale reste à l’écart de l’action. Le seul plan général du monument emblématique -l’obélisque- est montré détaché d’éléments humains (caméra en plongée, accélérée, qui transforme les voitures en mouvement en rayons de lumière multi-couleur) ce qui le rend encore plus irréel. Il semblerait que, tout comme le plan général des chutes d’Iguaçu, l’intérêt de ces images n’est pas d’ancrer le récit dans une carte postale identifiable, sinon de présenter un espace vivant, capable de révéler l’intériorité des personnages. Pour traiter l’exil et la nostalgie, ce n’est pas indispensable que l’action se déroule dans un archétype de l’Argentine. Ce qui est essentiel est que l’espace accepte la projection de Hong Kong sur soi, et/ou qu’il puisse évoquer ces sentiments à travers des images. Le résultat est un espace métis, perméable, qui montre l’une et l’autre de ses façades simultanément.
L’introduction d’éléments orientaux –peu communs dans le contexte argentin classique– collabore également à la création d’une atmosphère hybride. Par exemple, plusieurs moments de l’histoire ont lieu autour de la préparation de repas asiatiques (utilisation d’un wok, des baguettes) ou dans la cuisine d’un restaurant chinois dans laquelle les employés jouent au majong. De plus, les protagonistes ne parlent qu’à peine l’espagnol, et les dialogues pertinents3, ainsi que les réflexions en voix off se déroulent en cantonais ou en mandarin. Cette distance des personnages envers leur entourage implique, également, que les échanges oraux ou sexuels avec les argentins, soient caractérisés par leur superficialité. Les porteños sont montrés uniquement comme une masse générique, presque comme une autre manifestation de l’espace non-approprié, avec lequel les protagonistes n’ont pas de relation proche.
Tango, littérature argentine et exil
Néanmoins, s’il existe bien un terrain de communion pour les hongkongais et la culture argentine, c’est celui du tango. Au-delà de la tendance de Wong Kar-wai à utiliser de la musique latino-américaine dans ses films, le tango fonctionne ici comme un des rares référents directs du pays. De plus, ses paroles et son rythme mélancolique -souvent associé au désenchantement amoureux-, accompagnent plusieurs séquences de Lai Yiu-fai et Ho Po-wing. Symboliquement, cette union se matérialise dans la cuisine de l’auberge où le couple danse un morceau du Tango Apasionado, l’un des trois thèmes de cette album d’Astor Piazzolla utilisés. Le choix de cet interprète est intéressant parce que ses compositions sont déjà un mélange de mélange du tango classique et de jazz. Exilé lui-même, il a adapté le tango pour en faire un moyen d’expression singulier.
Par ailleurs, le tango est en soit une musique métisse. Amalgame de la habanera, le candombe et le valsesito, il est le résultat de l’entrecroisement culturel qui a eu lieu en Argentine, au début du XXème siècle.
Un autre point de contact avec la culture argentine qui mérite d’être cité est celui de la littérature. Bien que le film se soit librement inspiré du roman « The Buenos Aires affaire » de Manuel Puig, il garde une affinité plus profonde avec « Rayuela » de Julio Cortázar (un autre écrivain exilé, mentionné comme influence importante par le réalisateur). Dans cette œuvre, le duo de protagonistes vit à Paris. Déracinés et en permanente crise existentielle, ils n’arrivent jamais à avoir une relation stable. Une boucle de commencements et ruptures, similaire à celle de ses homologues asiatiques, les conduit à errer dans une ville que n’est pas la leurs. Comme Stephen Teo le signale «Paris, dans cette instance, est un substitut de Buenos Aires, de la même façon que Buenos est un substitut de Hong Kong [dans Happy Together] »4.
Au delà de ces rapprochements, une certaine similitude socio-historique est aussi tangible. Ces deux villes sont le produit d’un métissage ; même si les processus varient, leurs identités ont été marquées par l’immigration. L’Argentine a reçu plusieurs vagues d’étrangers à partir du 1900 qui, forcés par différentes raisons d’abandonner leurs pays d’origine, s’installent majoritairement à Buenos Aires, dans des logements très précaires proches du port. Les sentiments d’exil et de mélancolie de cette génération vont laisser leur empreinte dans la culture populaire, notamment dans le tango. Pareillement, la culture de Hong Kong, qui a été depuis toujours une ville-port, est forgée par l’échange, le passage et l’immigration.
Dans le film, ce parallèle est visible par le choix de situer l’action dans le même quartier dans lequel les premiers immigrants se sont installés, La Boca. Là où les conditions de vie sont précaires et les espaces communs, étroits. Les voyageurs de Happy Together, qui sont devenus temporairement des immigrants, véhiculent leurs difficultés matérielles aussi bien que leurs conflits internes. Malgré leurs désirs de rentrer, ils sont empêchés de partir de Buenos Aires par des problèmes financiers, mais surtout, à cause du manque d’un lieu vers lequel revenir5. Cette contradiction augmente la sensation d’exil, même s’il n’y a pas de références politiques directes. Néanmoins, plusieurs auteurs6 ont signalé que le vrai exil est méta-filmique : montrer l’histoire d’un couple homosexuel, au moment de la rétrocession de Hong Kong à la Chine. Autrement dit, amener à l’écran la thématique d’une communauté qui avait beaucoup à perdre en termes de libertés individuelles et civils, et le faire le plus loin possible de Hong Kong, dénote déjà une prise de position assez claire. « […] Le cinéma de Hong Kong n’est pas politique, si ce n’est par allusions ou métaphores […] » 7. Bien que cette dimension sociopolitique mérite un examen plus profond, nous nous contenterons d’en avoir fait mention pour compléter l’analyse.
Dernière réflexion
Lors dans un premier visionnage, il semblerait que Wong Kar-wai se sert de Buenos Aires comme d’un canevas indifférent, sur lequel il imprime sa vision de Hong Kong pour l’évoquer à la distance.
Cependant, au fur et à mesure qu’on avance sur l’analyse des éléments communs entre les deux cultures, on s’aperçoit de la profondeur de ces échanges. Le réalisateur, avec son bagage cultural et son histoire, s’approprie de ce qu’il connaît et qu’il aime de l’Argentine, pour créer quelque chose de nouveau, qui n’est ni Buenos Aires, ni Hong Kong et qui est pourtant les deux. Une telle ambivalence ne serait pas possible sans la création d’un nouveau langage composite, produit par la circulation des formes culturelles diverses et capable d’opérer à de différents niveaux.
On pourrait se demander s’il existe encore aujourd’hui, dans un monde tellement traversé par le globalisme et l’interculturalité, des expressions artistiques qui ne seraient pas le résultat d’un entrecroisement.
Étant argentine, regarder mon pays à travers la caméra de Wong Kar-wai est une expérience étrange. Sa manière de filmer est tellement personnelle qu’il n’y a aucun doute qu’il s’agit là d’un de ces films. Contrairement, il est moins évident de reconnaître Buenos Aires dans ses images. «Peut son art être global et local simultanément? » est une question que nous devrons poser à chaque fois qu’on regarde un de ces filmes.
1 JOUSSE, Thierry, Wong Kar-wai, Paris : Cahiers du cinéma, les petits cahiers, 2006, p. 84
2 Ibid.
3 La plupart des dialogues en espagnol ne sont pas sous-titrés, faisant parti du fond sonore du film. Il s’agit des conversations banales, que n’ont pas de relation directe avec l’histoire ou les personnages.
4 TEO, Stephen, Wong Kar-Wai, Londres: Bfi publishing “World Directors”, 2005, p. 104
5 Lai Yiu-fai a eu un problème avec son père qui le maintienne éloigné de Hong Kong, tandis que les motifs de Ho Po-wing restent un mystère.
6 Acbkar Abbas, Stephen Teo, Jeremy Tumbling et Bérénice Reynaud. Cette liste n’est pas exhaustive. Les œuvres des auteurs cités sont inclues dans la bibliographie.
7 REYNAUD, Bérénice, Nouvelles Chines, Nouveaux cinémas, Paris : Cahiers du cinéma, 1999, p. 23
8 TEO, Stephen, Wong Kar-wai, Londres: Bfi publishing “World Directors”, 2005, p. 1